Pluralisme religieux et cohabitation au sein de la sphère islamique dans le département de Tenkodogo

 

 

 

Dr Yacouba CISSAO

Socio-anthropologue, Chercheur au CNRST/Institut des Sciences des Sociétés

cissaoyacouba@yahoo.fr

 

 

Introduction

 

Au Burkina Faso, l’islam représente actuellement la religion majoritaire pratiquée par 63,8 % de la population (INSD, 2022). Selon (Koanda, 1989), bien qu’il ait été minoritaire jusqu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, il s’est considérablement développé avec la création en 1962 du regroupement des musulmans au sein de la Communauté musulmane de Haute-Volta, devenue ensuite la Communauté musulmane du Burkina Faso.

Si le pluralisme religieux est un fait au Burkina Faso, il se traduit souvent par des tensions, des rivalités ou des concurrences résultant de la coexistence de différentes tendances dans un espace donné. L’histoire montre que la trajectoire de l’islam a été jalonnée par de multiples conflits entre différents courants qui ont émergé au fil du temps. Ces conflits sont souvent apparus à l’intérieur de ces courants pour des raisons de leadership. Concernant les remous au sein de la sphère islamique, si les théâtres se situent le plus souvent au niveau des villes et sont les plus médiatisés, il n’en demeure moins que les espaces ruraux sont également investis par les contestations, tensions et conflits entre musulmans comme cela est le cas dans la province du Boulgou au centre-est du Burkina Faso. Cet article de vulgarisation aborde ainsi la question de cohabitation entre différentes tendances au sein de l’islam dans un village du département de Tenkodogo où nous conduisons des recherches depuis plusieurs années. Il est tiré d’une publication scientifique parue en 2025 dans la Revue Science et Technique.

 

 

  1. Méthodologie

 

Cet article se fonde d’une part sur des données issues d’une recherche ethnographique conduite entre décembre 2014 et décembre  2015 dans le cadre de notre thèse de doctorat (Y. Cissao, 2018) et d’autre part, sur des données provenant d’enquêtes menées en 2018 et en 2019 à travers une observation directe, des entretiens semi-directifs, informels et des focus group réalisés avec des acteurs des mosquées (imams, membres du comité de gestion, fidèles) et des migrants de retour. Nous avons également fait un bref passage dans le milieu d’étude en Mai 2025.

 

  1. Résultats

 

  • Le contexte conflictuel local dans le milieu d’étude

 

Dans la région du Nakambé au centre-est du Burkina Faso, la province de Boulgou, et plus spécifiquement le département de Tenkodogo, est le foyer de nombreux conflits liés à la chefferie coutumière qui ont opposé les groupes ethniques majoritaires bissa et moaga (Cissao, 2018). Dans l’un des villages du département situé à 15 kms de Tenkodogo, on notre depuis l’année 2012 la présence de deux chefs, l’un bissa et l’autre moaga. Cette crise sociopolitique a divisé le village en deux camps, celui des partisans du chef bissa et celui des partisans du chef moaga. Ledit village est composé de douze quartiers, chacun étant dirigé par un chef considéré comme un ministre du chef bissa. La religion dominante dans le village est l’islam, suivi du christianisme et de la religion traditionnelle africaine.

Au cours de l’année 2013, ces tensions concernant la chefferie coutumière atteignent la sphère religieuse et conduisent à une division au sein de l’ancienne mosquée qui rassemblait tous les musulmans du village pour la prière du vendredi. Une autre raison supplémentaire de discorde au sein de la mosquée était le mécontentement de certains musulmans qui désapprouvaient le contenu de certains sermons du vendredi prononcés par l’un des imams de la mosquée, de retour au village après un séjour au Ghana durant lequel il a adopté une autre tendance de l’islam que celle suivie avant son départ.  Au cours de l’année 2014, ce conflit, dont les facteurs sont enchevêtrés, a entraîné une séparation des musulmans. Nombre d’entre eux cessèrent de fréquenter l’ancienne mosquée pour la prière du vendredi. Les membres des groupes dissidents ne priaient alors que dans leur mosquée secondaire respective jusqu’à ce qu’une nouvelle mosquée dite sunnite soit construite, principalement grâce à l’aide financière des migrants.

En 2019, on dénombrait dix-sept mosquées dans le village, réparties entre les différentes tendances de l’islam qui sont, en termes de représentativité, les musulmans ordinaires ou malikites, les sunnites, les tijaniyya et les chiites.

 

  • La construction de la mosquée dite sunnite au village

 

Lorsque l’annonce du projet de construction d’une mosquée au centre du village est faite, un leader religieux et migrant de retour “italien” âgé de la quarantaine qui deviendra plus tard le principal imam de cette mosquée réagit promptement pour la mobilisation des ressources financières. Outre sa contribution personnelle qui s’est élevée à hauteur de la moitié du coût de construction de la mosquée, d’autres dons en nature et en espèces sont également provenus de son réseau et des migrants burkinabè (musulmans et non-musulmans) auprès de qui il avait une certaine aura. Compte tenu de son soutien financier et de ses connaissances islamiques, il s’est naturellement imposé comme le leader de cette mosquée. L’assimilation de la mosquée au mouvement sunnite résulte davantage de l’association de l’image de cet acteur religieux à cette mosquée. Dans les faits, elle était davantage fréquentée par les musulmans dits ordinaires ou malikites, particulièrement lors de la prière hebdomadaire du vendredi. Perçu au village comme rigoriste, ce dernier fait pourtant preuve d’une certaine ouverture dans sa représentation de la pratique de l’islam et semble manifestement avoir été sujet à diverses influences liées à son long parcours migratoire. C’est ce que suggèrent les propos suivants:

«Bon, les religions aussi, on a mal compris. Pour qu’on comprenne, il faut aller un peu un peu. C’est ça je fais dans mon village ici, tous les côtés je peux rentrer. Il y a un Cheick des Tidjania ici, souvent je pars le saluer. Quand je faisais ma mosquée, il a envoyé des gens; lui-même il est venu, il a donné cinq mille et est revenu une deuxième fois donné cinq mille. Bon, je vois que ça c’est la solidarité, si je peux collaborer avec les christiannistes[1], pourquoi avec les musulmans on ne peut pas se comprendre ? Faut qu’on s’assoie sur la même table, faut qu’on se rapproche et on dialogue un peu peu ».

 

  • Les Tidjanias

 

La présence des Tidjania dans le village remonte à une période moins récente comparativement à l’apparition de la tendance chiite. Depuis plusieurs décennies, la trajectoire de la Tidjania locale se confond à celle de son leader, un natif du village de 81 ans que nous avons rencontré en mars 2019. Si ce dernier dit être né à une période où la tendance était déjà présente au village, notamment à travers son géniteur, il a contribué largemment à son enracinement dans le village à travers son parcours personnel. Il a débuté ses études coraniques avant les 50 dans la localité de Ouahigouya au nord du pays qui selon lui constitue la porte d’entrée de la Tidjania au Burkina Faso à partir du Mali voisin. Cela faisait quarante deux ans qu’il était rentré de ses études lorsque nous l’avons rencontré à son domicile en 2019. Depuis son retour au village en tant que Cheick, il dit avoir formé plusieurs milliers d’enfants dont certains sont issus du Yatenga où il a reçu sa formation. La mosquée qui se dresse devant sa concession fut construite grâce à ses propres efforts et l’aide d’ “un autre frère”. Bien qu’ayant reçu des propositions, il dit avoir préféré privilégier ses ressources personnelles. En effet, un de ces fils qui a fait ses études en Iran aurait obtenu une offre de financement de la construction d’une mosquée par une organisation kowéitienne mais celui-ci déclina arguant qu’il avait déjà une mosquée. Ce fils a réorienté cette aide vers la construction d’une école coranique au village qu’il dirige en ayant un pied à Ouagadougou où il est également impliqué dans des actions similaires. En dehors de ce dernier, deux autres fils du Cheick poursuivaient leurs études en Iran au moment où nous l’avons rencontré. L’un des moments majeurs qui témoigne de la popularité du Cheick et de sa branche islamique au village constitue la célébration du Maouloud qui draine chaque année un monde immense provenant de différentes localités. A ce sujet, il disait ceci : « Lorsqu’il y a Maouloud, sans la sécurité, c’est difficile de gérer le monde ».

Parlant de la cohabitation entre les différentes tendances de l’islam au village, celui-ci balaya rapidement la prévalence d’une tension ou d’un conflit : «Il n y a aucun problème. S’il y a un problème c’est qu’il y en a qui veulent prendre Dieu pour eux seuls ».

 

  • Les Shias ou chiites

 

Il faut noter d’emblée que le chiisme est une tendance de l’islam qui est relativement peu représentée au Burkina Faso. Les travaux spécifiques sur leur présence dans le pays sont relativement rares. Selon Y. Ouedraogo (2017), cette présence remonte aux années 1980, lorsque le régime révolutionnaire du Président Thomas Sankara établit des relations diplomatiques avec la République islamique d’Iran. Cette collaboration se concrétisera par l’ouverture d’une ambassade et d’un centre culturel iranien en 1986 dans la capitale Ouagadougou. Ainsi, à la fin des années 1980, plusieurs étudiants burkinabè en arabe reçurent des bourses pour étudier en Iran. Des associations appartenant au mouvement furent créées, ce qui permit à celui-ci de s’implanter dans des localités comme Bobo-Dioulasso, Ouahigouya et Garango. Malgré la fermeture de l’ambassade d’Iran en 2001, cette tendance continue de se développer, notamment grâce à l’ouverture de collèges, de lycées et d’une université depuis 2008 à Ouagadougou. Toutefois, il n’existe pas à ce jour une mosquée chiite dans la capitale. Dans notre village d’étude, les activités des chiites tournent principalement autour des enseignements et des prières au sein de la mosquée. Cette mosquée appelée Masdjid Al Imam Hussein, construite en 2016 grâce à un financement iranien par l’intermédiaire de la Fondation Al Imam Hussein, est dirigée par un imam âgé d’une cinquantaine d’années. Lors de nos enquêtes en 2019, ce dernier était parti en Irak pour un long séjour. Il est important de rappeler que c’est ce dernier est celui dont les sermons suscitaient régulièrement des désaccords dans l’ancienne mosquée avant la division ouverte entre musulmans. Les liens de ce natif du village – qui était sunnite avant de s’installer au Ghana – avec des pays comme l’Iran ou l’Irak qui sont des bastions du chiisme garantissent certainement à son groupe les moyens nécessaires à son expansion. Ses disciples sont originaires du village et d’autres localités de la province.

 

 

 

Conclusion

 

En dépit de la rivalité ambiante ou la concurrence entre les différentes tendances au sein de la sphère islamique locale, l’on ne saurait affirmer que la division est tranchée au point où par exemple des adeptes d’une tendance ou d’une autre – à l’exception du groupe des Shias – excluent totalement de se rendre souvent dans une autre mosquée pour y faire la principale prière, c’est-à-dire celle du vendredi. Nous avons beaucoup observé cela chez les malékites, les sunnites et les tidjanias entre qui il est difficile d’établir une certaine distinction dans la sphère villageoise. Les conditions qui ont entouré la construction de la mosquée dite sunnite du village témoignent d’ailleurs de l’inscription de ce projet dans une dynamique de solidarité où le sentiment d’appartenance au village a pris le dessus sur les considérations liées aux tendances religieuses respectives des personnes concernées. On est finalement en présence d’une situation qui oscille entre rivalité et collaboration (F. Madore, 2018).

 

Bibliographie

 

CISSAO Yacouba, 2025, « Pluralisme religieux et cohabitation au sein de la sphère islamique dans le village de Sabtenga, province du Boulgou (Burkina Faso) » Science et Technique, Juillet-Décembre 2025.

 

CISSAO Yacouba, 2021, « Les logiques de l’aide des migrants à la construction des mosquées à Sabtenga, province du Boulgou (Burkina Faso) », in DEGORCE A. et KIBORA O. L. (Ed.), Migrations, mobilités et réseaux religieux au Burkina Faso, AMALION, p. 19-37  

 

CISSAO Yacouba, 2018, Etat, communautés locales et gestion des conflits dans le département de Tenkodogo (Burkina Faso), Thèse de doctorat en sociologie, Université Joseph KI-ZERBO, Ouagadougou, Burkina Faso.

 

INSD, 2022, Cinquième recensement général de la population et de l’habitation du Burkina Faso. Synthèse des résultats.

KOUANDA Assimi, 1989, « Les conflits au sein de la communauté musulmane du Burkina : 1962-1986 », Islam et sociétés au sud du Sahara, 3 (7). MADORE Frédérick, 2018, Rivalités et collaborations entre aînés et cadets sociaux dans les milieux associatifs islamiques en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso (1970-2017). Thèse de doctorat. Université Laval (Québec, Canada). OUEDRAOGO Yacouba, 2017, « ONG musulmanes et renouveau islamique au Burkina Faso (1980-2015) », SIFOE Revue électronique d’histoire, d’arts et d’archéologie de Bouaké, 8, p. 173-185.

 

[1] Dans la localité où il vivait en Italie, lui et d’autres burkinabè et sénégalais effectuaient les prières de célébration des fêtes musulmanes à l’intérieur d’une église.

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