Dr Yacouba CISSAO
Socio-anthropologue, Chercheur au CNRST/INSS
Introduction
En Afrique subsaharienne, les frontières n’ont pas toujours existé et constituent de ce fait une construction artificielle (Bouquet, 2003). Historiquement, les frontières matérielles héritées de la colonisation sont venues mettre un terme au commerce caravanier qui a eu libre cours en Afrique de l’Ouest durant la période précoloniale. Selon un auteur comme Igué (1983), c’est cette situation qui va occasionner le développement d’un commerce parallèle qui correspond de son point de vue à la réaction des populations contre la paralysie du commerce caravanier provoquée par la rigidité des barrières frontalières et les nouvelles lois commerciales élaborées dans les colonies. C’est à la lumière d’un tel postulat que nous tentons à travers cet article de mettre en exergue les perceptions et les usages des frontières des populations de la commune frontalière de Bittou dans le centre-est du Burkina Faso. Ce document de vulgarisation est tiré d’un article scientifique publié en Août 2025 dans la Revue Asian Journal of African Studies (https://www.dbpia.co.kr/journal/voisDetail?voisId=VOIS00783435).
- Méthodologie
Sur le plan méthodologique, cet article se fonde sur des données collectées au cours de plusieurs séjours dans la commune de Bittou entre les années 2018 et 2021. L’approche qualitative a été adoptée à travers la réalisation d’entretiens semi-structurés, informels, de groupe ainsi que de l’observation directe. Les différentes catégories de personnes enquêtées ont été les représentants locaux de l’Etat (mairie, préfecture, police, gendarmerie, douane), les autorités traditionnelles et coutumières ainsi que les habitants ordinaires exerçant dans divers domaines d’activités.
- Résultats
2.1. L’espace frontalier de Bittou : précarité en deçà de la frontière, opportunités au-delà
Lors de nos interactions avec les populations de la commune de Bittou, il nous a été donné d’observer une forte une demande en infrastructures et services publics dans les divers secteurs sociaux. Celles-ci se disent marginalisées par l’État central et en dépit de l’existence de structures déconcentrées et décentralisées dans le chef-lieu de la commune, le tableau qui est peint par les populations locales n’est guère reluisant. A mesure qu’on pénètre à l’intérieur de la commune de Bittou pour atteindre le milieu rural proprement dit, une telle perception s’accentue. Plusieurs problèmes sont posés en termes d’accès à l’école pour les enfants, d’accès aux services sanitaires, d’accès à l’eau, etc. Dans le discours de la population, y compris les représentants locaux de l’État, la récurrence de la comparaison de la situation de la commune avec celle des localités frontalières du Ghana et du Togo est dominante. A titre d’exemple, pendant nos premiers moments à Bittou, un ancien maire de la commune de Bittou avec lequel nous nous sommes entretenus s’est ainsi montré critique vis-à-vis de l’État central par rapport à ce qu’il désignait comme une absence de politique de frontière. Il faisait état de la gêne qu’éprouvaient les représentants locaux de l’État lorsqu’ils devaient rencontrer leurs homologues du Ghana et du Togo car ces derniers étaient mieux lotis.
2.2. Perceptions dominantes d’un niveau de développement élevé « chez les voisins »
Le niveau de développement perçu des localités voisines du Ghana et du Togo est invoqué comme un baromètre pour évaluer la performance de l’État central qui n’offrirait pas des conditions matérielles et des infrastructures appropriées aux représentants de l’État pour la délivrance des services publics aux populations locales. Dans la logique de l’ancien maire et de la population locale, les modalités selon lesquelles les pays voisins organisent ou déploient les services publics auprès des usagers constituent une référence qu’il faudrait pouvoir répliquer. C’est dans ce sens que de nombreuses personnes vivant dans cette commune préfèrent amener leurs malades dans les hôpitaux ou centres de santé des localités frontalières au Ghana et au Togo. Si la distance à laquelle est situé le Centre hospitalier régional de Tenkodogo (60 kms) qui est l’hôpital de référence explique en partie cette tendance, c’est davantage la qualité des services supposée meilleure dans les formations sanitaires ghanéennes et togolaises qui pousse les habitants de la commune de Bittou à s’y rendre comme nous l’ont confié plusieurs interlocuteurs. Le recours à d’autres services publics tels que l’éducation est également externalisé, car certains parents font le choix par exemple d’inscrire leurs enfants dans les écoles des localités frontalières du Ghana plutôt que de les inscrire dans des écoles de la commune de Bittou en raison de la proximité géographique mais surtout à cause de leur propre mode de vie quotidien qui se confond au mode de vie ghanéen. Dans un village frontalier du Ghana comme Mogomnoré, j’ai pu observer que la monnaie ghanéenne, le CEDI, est beaucoup plus utilisée quotidiennement dans les transactions commerciales que le franc CFA. Le modèle architectural des bâtiments qui est identique au modèle ghanéen constitue avec le mode vestimentaire autant de signes qui montrent que les habitants de ce village s’identifient davantage à la culture ghanéenne. En définitive, la perception dominante d’un niveau de développement relativement bas de la commune de Bittou par comparaison aux villes frontalières du Ghana et du Togo entretient chez les populations locales un discours négatif à l’égard de l’État central.
2.3. L’absence perçue d’investissements par l’État central
Les populations locales jugent également la situation de leur commune à l’aune des réalisations dont ont bénéficié récemment certaines villes de la région du Centre-est. Par exemple, pour nombre d’interlocuteurs, la commune de Bittou n’a bénéficié d’aucun investissement dans le cadre de la célébration de la fête nationale dans la capitale de la province le 11 décembre 2019 comparativement aux communes de Koupéla et de Ouargaye. Ce qui renforce le sentiment que la commune de Bittou a été délibérément oubliée comme l’a fait remarquer ce revendeur de carburant de contrebande : « Le 11 décembre passé Bittou n’a rien gagné. Je ne sais pas pourquoi ; peut-être parce que la mairie c’est l’opposition, (rires) ».
S’il convient de préciser que les localités de la région du Centre-est qui ont bénéficié de ces investissements sont toutes des chefs-lieux de province à la différence de la ville de Bittou, c’est la perception et le ressenti des populations de la commune de Bittou qu’il est intéressant de mettre en rapport avec les usages opportunistes et transgressifs que celles-ci font des frontières.
2.4. Usages opportunistes et transgressifs des frontières par les populations
A rebours du versant décliné ci-dessus, le quotidien des populations de la commune de Bittou se donne également à observer à travers le prisme des opportunités que lui autorise sa position géographique. En effet, l’absence structurelle de l’État dans les périphéries nationales apparait à l’inverse comme une ressource ou une opportunité pour les populations locales pour qui des activités telles que le commerce informel et la contrebande constituent résolument la parade. En effet, le discours dominant sur l’absence de l’État dans la commune frontalière de Bittou dont les conséquences locales sont la précarité sociale et le chômage des jeunes, légitime de fait les activités de « débrouille » (Ayimpam, 2014) qu’une majeure partie de la population exerce au quotidien. Même si le constat des relatives mauvaises conditions de vie des populations s’impose, ce discours est utilisé le plus souvent par les acteurs du commerce informel et de la contrebande comme une sorte d’écran de fumée derrière lequel se camouflent des activités à la marge de la légalité. Les populations locales exploitent manifestement leur contrainte géographique vis-à-vis de l’État central comme une opportunité. Un habitant du village de Noaho à six kilomètres de Bittou nous disait d’ailleurs ceci : « on a l’avantage d’avoir accès facilement à beaucoup de choses comme l’engrais, les tôles, l’essence, par rapport à ceux qui sont en grande ville ». Il souligne par-là que l’accès aux produits de provenance ghanéenne et togolaise à bon prix est à leur portée comparativement aux populations de l’intérieur du pays. Les usages que les populations frontalières font de l’espace frontalier érigent ainsi l’opportunisme et le pragmatisme en une valeur ou une ressource essentielle dans leurs stratégies de subsistance.
Conclusion
Les usages que les populations frontalières font des frontières dans la commune de Bittou traduisent la prégnance de la culture de l’informalité et son caractère diffus dans cet espace frontalier. C’est dans ce décor que la contrebande et le commerce informel du carburant s’enracinent et se légitiment au niveau local. Toutefois ces pratiques illicites mais socialement encastrées qui étaient tolérées suscitent plus d’inquiétudes et ont donné lieu à des mesures de répression conséquentes au sommet de l’État lorsque des liens sont apparus entre la contrebande de carburant et le développement du terrorisme à l’échelle nationale. Au-delà de l’État central, ce sont les populations elles même qui sont invitées à reconsidérer dans une certaine mesure leurs perceptions locales des frontières par le bas.
Bibliographie
Ayimpam, S. (2014), Economie de la débrouille à Kinshasa : informalité, commerce et réseaux sociaux. Karthala Editions.
Bouquet, C. (2003), « L’artificialité des frontières en Afrique subsaharienne. Turbulences et fermentation sur les marges », Les Cahiers d’Outre-Mer. Revue de géographie de Bordeaux, 56(222), 181-198.
Cissao, Y. (2025), « Contrôle des frontières en contexte de crises sécuritaire et sanitaire: étude de cas dans les communes de Bittou et de Ziou (Burkina Faso) », Le Fromager, Vol 1, n° 3, Octobre, p. 397-415
Cissao, Y. (2025), “Informal trade and fuel smuggling. Dynamics and logics of actors in the Bittou border area (Burkina Faso)’’, Asian Journal of African Studies, Vol 59, p. 259-291
Igué, O. J. (1983). L’officiel, le parallèle et le clandestin. Politique africaine, 9, 29.

Soyez le premier à commenter sur "Perceptions locales et usages des frontières dans la commune de Bittou (Burkina Faso)"