Comment les populations à la base conçoivent-elles la sécurité dans la commune de Tenkodogo ?

 

 

 

Dr Yacouba CISSAO

Socio-anthropologue, Chercheur au CNRST/INSS

cissaoyacouba@yahoo.fr

 

 

 

Introduction

 

La problématique de la sécurité ou de l’insécurité a de longue date été au cœur des préoccupations des populations urbaines et rurales. Elle est pour ainsi dire inhérente à la quête du bien-être dans la société. Les défis sécuritaires évoluent dans le temps et dans l’espace, de même que les façons de concevoir la sécurité ou de la produire. Ces représentations et conceptions sont ancrées dans les cultures locales mais elles sont également sous l’influence de l’environnement extérieur. C’est dans ce sens que nous avons tenté de capturer les perspectives locales sur cette problématique de la sécurité ou de l’insécurité dans la commune de Tenkodogo dans un contexte de forte émergence des groupes d’autodéfense investissant un vide laissé par l’État. Ce document est tiré d’un article scientifique publié en novembre 2025.

 

  1. Méthodologie

 

Les données ayant servi à l’élaboration de cet article ont été collectées selon une approche qualitative dans la ville et certains villages de la commune de Tenkodogo en juin 2018. Plusieurs habitants, hommes et femmes, avec différents profils sociodémographiques ont été concernés par ces enquêtes conduites à travers des entretiens semi-structurés, informels, de groupe ainsi que de l’observation directe. Outre les habitants ordinaires de la commune, les autorités administratives locales, les agents des forces de défense et de sécurité, les autorités coutumières constituent les autres catégories qui ont été enquêtées. Vingt et trois entretiens formels ont été réalisés dont un focus-group avec des femmes et un entretien de groupe avec les koglweogo de Tenkodogo.

 

  1. Résultats

 

  • Termes locaux faisant référence aux notions de sécurité et insécurité

 

Dans la langue bissa parlée par le groupe ethnique autochtone, il n’existe pas à proprement parlé de termes qui traduisent directement la sécurité ou l’insécurité. Dans les discours des personnes enquêtées en langue bissa, la sécurité ou l’insécurité sont le plus souvent assimilés intrinsèquement à l’absence ou la présence de la peur. Le terme bissa désignant la peur est ‘’yibarè’’. ‘’Yibarè tan’’ signifie littéralement ‘’il y’a la peur’’ et ‘’yibarè bangnè’’ ‘’il n’y a pas la peur. Le terme ‘’dabohon’’ a également été utilisé dans une moindre mesure pour parler de la peur. Pour certains enquêtés, la sécurité signifie la présence de la paix (‘’laafi’’en bissa). ‘’Talan laafi tan’’ ou ‘’talan laafi bagnè’’ signifie ainsi la présence ou l’absence de la paix/sécurité.  Les perceptions de la sécurité ou de l’insécurité qui dominent surtout chez les enquêtés dans les villages se réduisent à la présence ou à l’absence de ‘’gens qui nous gardent’’ ou des forces de sécurité. Le mot ‘’garder’’ en bissa signifie ‘’dooma’’. ‘’Dooma gannon’’ signifie ‘’les gens qui gardent’’. ‘’Dooma gannon tan’’ veut dire littéralement ‘’il y’a des gens qui gardent’’ et ‘’Dooma gannon bagnè’’ signifie ‘’il n’y a pas de gens qui gardent’’ ou ‘’il n’y a personne pour nous garder’’. Ces expressions construites autour du terme ‘’dooma’’ (garder) dans le sens de ‘’sécuriser’’ étaient les plus usitées. D’ailleurs les groupes d’auto-défense ou koglweogo s’affichent dans les villages en tant que ‘’dooma gannon’’ (les gens de la garde). Nous avons pu constater cela lors de la fête coutumière du chef bissa de Sabtenga pendant laquelle les koglweogo portaient leur tenue sur laquelle était flanquée la dénomination ‘’Association Talan domma ganon’’ qui signifie littéralement ‘’Association Les gens du village qui gardent’’. Cependant en même temps qu’ils se définissent comme étant des ‘’domma gannon’’ et semblent bien assumer ce rôle, ces derniers ont tendance à souligner l’absence des forces de sécurité (gendarmerie, police, etc.) comme un facteur d’insécurité. Dans ce cas l’expression ‘’Domma gannon bangnè’’ (‘’Il n’y a pas de gens qui gardent’’) fait référence à cette absence des forces de sécurité qui est à l’origine de la mise en place des groupes d’auto-défense par les villageois. Ainsi à la question de savoir s’il y’a la sécurité dans le village de Loanga, le président territorial des koglweogo de Loanga et de sept autres villages plus la ville de Tenkodogo donne la réponse suivante :

« Il n’y a pas de gens qui gardent. La gendarmerie ou bien la police ne sont pas à côté. Quand ils vont arriver ici, c’est trop tard »

 

  • Représentations locales de la sécurité ou de l’insécurité

 

Pour la plupart des enquêtés, une personne ou une famille est en sécurité lorsqu’elle est libre de ces mouvements et qu’elle arrive à vaquer sereinement à ces occupations :

« Quand quelqu’un est en sécurité là woh, il arrive à bien circuler, il dort bien, il arrive à faire tout ce qu’il veut sans problème. Le pays même est calme » (B. A, enseignante, présidente d’une association, 36 ans)

 

Dès lors que cela n’est pas le cas, la personne ou la famille donc est en insécurité. Pour certains d’eux, la famille est en insécurité lorsqu’elle n’a pas de clôture autour de l’habitation, ce qui permet aux personnes mal intentionnées d’accéder facilement à cette habitation pour y dérober des choses ou poser de mauvais actes. Pour d’autres, ce n’est pas simplement l’absence ou la présence d’une clôture autour de l’habitation qui induit une insécurité ou garantit la sécurité mais c’est la davantage la capacité à contrôler ou filtrer l’accès à cette habitation qui instaure un climat de sécurité :

« Quand une personne ou une famille est en insécurité, c’est quand quelqu’un peut venir rentrer comme ça chez toi sans trouver un gardien à la porte. Pour quelqu’un qui est en sécurité, on ne peut pas venir chez toi comme ça sans passer par quelqu’un. La personne va trouver quelqu’un à la porte et il va demander avant qu’on ne l’autorise à rentrer » (K. S, cultivateur, président territorial des koglweogo de huit villages, 54 ans, juin 2018, Loanga)

 

L’insécurité n’est pas seulement vue par rapport à l’extérieur. La situation d’insécurité d’une personne se traduit également par sa dépendance vis-à-vis d’une tierce personne comme le souligne ce cultivateur :

« Quelqu’un qui est en insécurité c’est quelqu’un qui n’est pas libre, qui est dépendant de quelqu’un » (B.M, 68 ans, cultivateur et commerçant à Loanga)

 

Selon ce même enquêté, il y’a trois types de peur : la première est liée à la situation nationale où les autorités et les fonctionnaires ne s’entendent pas ; la deuxième concerne le problème du terrorisme et la troisième est liée à la situation hivernale par rapport à laquelle il y’a de l’inquiétude. Le ministre du Naaba de Tenkodogo a abondé dans le même sens :

« La sécurité c’est une question de survie, par exemple il ne pleut pas maintenant ; jusqu’en fin juin les gens n’ont pas semé, ça c’est un problème d’insécurité alimentaire ». (Chef coutumier de Rimtenga et ministre du Naaba de Tenkodogo).

 

Les préoccupations liées à la sécurité alimentaire, à l’insécurité due à l’absence d’une figure tutélaire ou à la vulnérabilité des ménages de façon générale ont été exprimées davantage par les femmes : « Quand c’est une femme, c’est le chef de ménage qui est chargé de sa sécurité » (K. M, 52 ans, présidente d’un groupement à Loanga).

La présence d’un chef de ménage crée une situation de sécurité et son absence met la femme en insécurité. Dans cette logique, le chef de ménage ou le ‘’Gutarè ’’ (chef du lignage) s’il s’agit d’une grande concession est donc le ‘’doama gan’’ (‘’celui qui garde’’). Aux yeux des femmes, la sécurité est en définitive une affaire des hommes: « La sécurité incombe aux hommes » (G.Z, ménagère, 56 ans, responsable d’un groupement, Malenga Nagsoré).

 

  • Les recours face à une situation d’insécurité

 

Concernant les modalités de recours proprement dites en cas de problème d’insécurité, il ressort que celles-ci se déclinent en fonction de l’environnement urbain ou rural dans lequel l’on se trouve. La distance des populations par rapport aux services publics chargés de la sécurité et leurs jugements de la capacité ou de la promptitude de ces derniers sont également des variables qui sont déterminantes dans l’orientation du recours. C’est ce qu’indiquent en substance les propos d’enquêtés repertoriés ci-dessous:

« En tout cas c’est aux koglweogo que je vais m’adresser. Nous on est en étroite collaboration, on a un frottement avec les koglweogo, donc si y’a une situation, automatiquement c’est eux qu’on touche » (M. O., gestionnaire de dépôt pharmaceutique à Sabtenga, 54 ans).

 

« Si tu as un problème avec quelqu’un qui n’est pas de ta famille, tu vas chez le chef, à défaut du vas à la gendarmerie. En plus de ça si quelqu’un vient pour te faire la force, tu peux appeler les koglweogo pour intervenir » (K. M, 52 ans, présidente d’un groupement, Loanga)

 

« Ce sont les koglweogos qui représentent la sécurité chez nous ici. Quand il y’a un problème on s’adresse aux koglweogos » (B. S, cultivateur, 74 ans, Malenga Nagsoré)

 

« Il y’a toujours des instances en tout cas indiquées, notamment la police, la gendarmerie, la justice, même si quelques fois les gens pensent qu’ils sont corrompus, c’est tout de même mieux d’aller parce qu’on ne peut pas se faire soi-même justice » (T. A, ex-conseiller municipal, Sabtenga)

 

Si la proximité sociale avec les groupes d’autodéfense apparait comme un catalyseur pour le recours des populations rurales, celles-ci n’excluent pas pour autant un recours aux instances dites classiques.

 

Conclusion

 

Dans la commune de Tenkodogo, la situation sécuritaire est qualifiée de relativement acceptable par les différents acteurs qui ne manquent pas d’invoquer l’action des groupes d’auto-défense. La baisse des cas de vols ou de braquages est mise ainsi à leur actif. Notons que l’installation des koglweogo dans la ville de Tenkodogo en décembre 2017 a été un peu tardive comparativement aux villages dans lesquels nous avons conduit nos recherches où ils existaient dejà depuis deux ou trois ans. Si dans les villages, ces groupes d’auto-défense s’attachent à la sécurisation des biens et des personnes sans accroc, dans la ville de Tenkodogo les épisodes de tensions entre population et koglweogo sont apparus récurrents. On peut citer notamment un épisode datant du mois d’Août 2018 où la population mécontente a saccagé le siège des koglweogo et brulé des motos appartenant à ces derniers, suite à un vol présumé de moutons par deux membres (soldats) de la section locale du groupe d’autodéfense.

Bibliographie

 

HAGBERG Sten, KIBORA Ouhonyiouè Ludovic, BARRY Sidi, CISSAO Yacouba, GNESSI Siaka, KABORE Amado, KONE Bintou et ZONGO Mariétou, 2019, Sécurité par le bas : Perceptions et perspectives citoyennes des défis de sécurité au Burkina Faso, Uppsala University, 109 p.

 

SORE Zakaria, CÔTE Muriel, 2021, « Péril terroriste et reconfiguration des relations forces de défense et de sécurité (FDS) et groupes de vigilantisme au Burkina Faso » in ROUAMBA-OUEDRAOGO Valérie (dir.), Crise sécuritaire dans les pays du G5 Sahel. Comprendre pour agir. L’Harmattan Burkina Faso, p. 263-286.

 

WALTHER Junior Olivier, 2019, Frontières, sécurité et développement en Afrique de l’Ouest. No. 26, Éditions OECD, Paris, 36 p.

 

 

 

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